mercredi 20 mai 2015

INK

Edgar Stewardson rentra pour la dernière fois dans la Bibliothèque du Phoenix en Novembre 2015.

Plus personne ne les revit après cela, ni lui, ni la bibliothèque.


Il l'avait rencontrée pour la première fois en juin 1995, à Londres. Il avait alors 49 ans et, pour le restant de ses jours, il garderai le souvenir de cette immense porte noire. Une porte qui ne ressemblait à aucune autre et qui l'avait conduit vers tout ce qu'il avait toujours désiré.




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11 Octobre 2015.



Edgar avait passé une sale journée. Il avait échoué, complètement échoué. Il avait perdu la bibliothèque, le seul endroit au monde dans lequel il se sentait vraiment chez lui. Dans la confusion qui avait suivit il avait perdu sa voiture. Mais pire que tout il avait perdu Chloé... et dans quelques instants - même si cela lui était à présent complètement égal - il allait perdre tout ce qui faisait de lui un homme respectable. "Un homme bien". Mais pourquoi se battre pour être un homme bien ? Pourquoi respecter l'ordre et la morale quand ces deux choses vous retirent l'essence même de ce que vous êtes ?


Un petit sac plastique transparent glissa sur la table. À l'intérieur 
une agrafeuse inoffensive mordait dans le vide. Au bout d'une cordelette blanche, une belle étiquette annonçait clairement d'une écriture sévère : "Pièce à conviction N°2" 

— Vous reconnaissez cet objet Mr. Stewardson ?


Elle était entièrement couverte de tâches irrégulières et brillantes. S'il s'était penché un peu plus en avant il aurait vu quelques cheveux bruns collés ça et là. Mais il n'avait pas besoin de se pencher, il n'avait pas besoin de regarder de plus près. Evidemment qu'il reconnaissait cet objet, il l'avait spécifiquement choisi. Il aurait pu prendre un des nombreux stylo-billes, ou le presse-papier sphérique en marbre, ou bien encore...


— Mr. Stewardson ? 

Les lèvres pincées, le buste en retrait, il gardait ses distances. La gueule chromée de l'agrafeuse jetait des reflets inquiétant. Sa main glissa rêveusement sur sa bouche. Quatre jours de barbe crépitèrent sous ses doigts. Très loin, en dessous du flot de pensées absurdes qui le traversait, quelque chose bougea imperceptiblement. Comme un monolithe recouvert de vase. A la surface, la seule chose qu'il réussit à matérialiser dans son esprit était que, après tout, la couleur noire était très appropriée. Surtout pour une agrafeuse. Si elle avait été jaune - ou pire blanche ! - tout ce sang lui aurait collé la nausée. Un autre sachet transparent glissa sur la table. Celui-ci renfermait un dépliant en papier glacé du musée "Victoria and Albert".

De l'autre côté de la table, dans l'ombre, il y eut une courte inspiration puis un long soupir. Un soupir qui jouait avec les pièces du puzzle sans trop savoir comment les assembler. 


— Donc vous lui avez agrafé ça sur la tête. À plusieurs reprises. C'était avant ou après avoir essayé de l'étrangler et à moitié assommé avec... quoi déjà ? Une encyclopédie ?

— Non, grogna Edgar, un dictionnaire raisonné des sciences.
— Un gros livre donc.

Edgar regarda le policier avec l'air le moins condescendant possible.


— Oui... un... un très gros livre.

— Vous savez qu'on a eu un mal fou à convaincre le doyen de nous laisser l'embarquer votre bouquin là ? C'est à peine si mes gars ne l'ont pas coffré lui aussi pour entrave...  bec et ongles le vieux qu'il le défendait. 
— C'est un livre inestimable monsieur l'agent...
— Commissaire, corrigea-t-il comme on reprendrait un enfant qui se trompe.
— Pardon... commissaire. Il faut le comprendre, il ne faisait que son travail, plaida Edgar.
— Tout ça pour du papier... Oh ! Ne faites pas cette tête ! Moi aussi, les livres, j'aime bien ! Et puis j'ai vu des gens se faire tuer pour moins que ça. Tiens un jour dans l'Essex un mari a zigouillé sa femme parce qu'elle ne lui avait pas acheté la bonne marque de dentifrice... la malheureuse. Vous auriez vu ça, à coups de truelle qu'il l'a arrangée. Pas beau à voir.  Allez expliquer ça aux gosses. Vous avez des enfants Mr Stewardson ? Non, bien sur non, vous n'en avez pas. Quand je pense que les miens n'ont même pas lu Harry Potter ! Le jour où je les verrai se coller des gnons à coups d'agrafeuse pour un bouquin... je serai presque soulagé tiens. Tout ce qui les intéresse maintenant c'est les jeux vidéos, les réseaux sociaux... les smartphones, tenez regardez ça. Même au boulot ils m'en ont donné un !

Le commissaire agita un téléphone portable flambant neuf, même les reflets métalliques de l'agrafeuse ne pouvaient pas rivaliser. Edgar, pragmatique, se fit la réflexion qu'utiliser un portable pour enfoncer le dépliant du musée dans le crâne de l'assistant bibliothécaire eût été bien moins efficace. "Tiens ! Un smartphone qui fait agrafeuse, se dit-il en suivant du regard la surface imitation marbre de la table, ça ce serait une idée !"  Puis il ferma les yeux et secoua légèrement la tête en espérant que son esprit arrête de s'égarer.


— Bien, Mr. Stewardson, reprit le commissaire, je vais vous parler honnêtement, vous êtes dans de sales draps. On a de multiples témoins qui vous ont vu rentrer dans la bibliothèque du musée. Et au moins deux de plus qui étaient au premier rang à votre petit numéro de fakir de la papeterie. 


Visiblement satisfait de sa blague potache le commissaire se carra au fond de son siège et annonça :


—  Je vous explique comment ça va se passer. Vous avouez les faits, vous faîtes le dos rond, vous plaidez coupable. Comme vous n'avez aucun précédent, vous vous en tirez bien. Tentative d'homicide... bon, disons crime passionnel ? Pour l'amour d'un livre ! Le jury sera très ému. Vous faites un peu de sursis, quelques rendez vous chez un psychiatre où vous pourrez chialer gratuitement en parlant de votre complexe d'oedipe. Dans quelques mois tout le monde aura oublié, même moi.


Le commissaire désigna un petit point rouge lumineux dans le coin obscur à sa droite :

— C'est quand vous voulez, prenez votre temps. On enregistre.   

Edgar se recroquevilla, chiffonnant ses mains menottées entre ses jambes. Un néon faiblard donnait tout ce qu'il pouvait de lumière. Les murs autour semblaient trembler timidement dans la pénombre. Il pensa à Chloé... où pouvait-elle être ? Combien de temps restait-il ? Il s'éclaircit la gorge et se redressa en angle bien droit sur son siège. Pour la première fois son regard vert gris se planta fermement dans les pupilles noires du représentant de la loi.  


— Ecoutez commissaire, énonça-t-il lentement, puisqu'on en est arrivé au stade des confidences et des anecdotes, je vais vous raconter une histoire moi aussi. 


Il marqua une courte pause et son regard sembla chercher quelque chose dans la pièce. Toujours lentement.


— Lorsque j'étais enfant mes parents m'asseyaient toujours dans le chariot. Ils faisaient les courses, et moi, chaque fois qu'ils tournaient la tête, je faisais tomber quelque chose à l'intérieur du chariot. Tout ce qui me passait sous la main à vrai dire. Ça exaspérait mon père. Ma mère c'était la douceur incarnée, mais mon père, lui, c'était l'autorité. Vous connaissez ça, l'autorité, hein commissaire ?


Il avait prononcé ce dernier mot avec un rictus tranchant. De l'autre coté de la table le fonctionnaire s'était affaissé de façon inquiétante. Sa chemise gémissait entre les boutons de son ventre, pas loin de craquer. 


Edgar reprit toujours en détachant bien les mots, comme s'il voulait les insérer dans le crâne de l'autre :

— Au bout d'un certain temps la diplomatie approximative de mon père avait fini par me faire renoncer à mes penchants cleptomanes. Mais figurez-vous qu'un jour un paquet de bonbons est tombé du rayon directement dans le chariot. Comme ça. Sans que je ne fasse rien du tout. Mon père a cru que c'était moi. Et à l'époque je ne savais pas très bien parler. J'ai donc pris la plus belle trempe de ma courte vie. Ce jour là j'ai appris que même les innocents prennent des coups.

Le commissaire souffla un petit rire par le nez et lança :

— Non, ce jour là vous avez apprit ce qu'est un châtiment injuste, Edgar...
— Oh le châtiment ce n'est pas la main qui vous frappe, commissaire. Le châtiment vient avant, c'est ce qui tombe dans votre chariot : c'est le hasard. Et si vous n'êtes pas capable de faire face au hasard, alors vous passerez votre vie à vous terrer dans le noir... en tremblant... en espérant que rien ne vous tombe jamais sur la gueule. C'est ce que vous faîtes toutes les nuits, commissaire. Quand vous rentrez chez vous en espérant que rien de grave ne se passe, quand vous croisez les doigts en priant un dieu auquel vous ne croyez pas : "Pourvu que rien ne m'arrive !". Mais aujourd'hui nous voilà ici, tous les deux, quelque chose que vous ne pouvez plus contrôler vient de se mettre en mouvement. Aujourd'hui commissaire, je viens de tomber dans votre chariot. 

Edgar se pencha de quelques centimètres à peine et ce simple mouvement déclencha un réflexe de vieux flic, le commissaire se redressa, sa main téléguidée avança vers son holster mais s'arrêta net- "Qu'est-ce que tu veux faire les mains menottées grand malin ?". Les yeux rivés au fond d'un puits à l'eau verte et grise il entendit susurrer quelque part dans la pièce :


— Est-ce que vous êtes prêt à prendre des coups ?


La porte claqua bruyamment derrière lui. Dans un spasme ridicule le commissaire avala autant d'air que sa chemise lui permit, il tomba presque de sa chaise. 


Edgar souriait. 



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C'est le 8 juin 1995 qu'il avait donc rencontré le Phoenix.

Edgar s'était rué hors de son bureau vers le jour encore frais. Il avait sur le visage le sourire satisfait d'un explorateur qui arrive sur la plage d'une terra icognita. Il ne souriait pas souvent mais ce jour là c'était mercredi. Et le mercredi était synonyme de lecture au parc. Ses yeux brillaient sous le pli de son chapeau.

— Bon après midi, Mr Stewardson ! lança le commis de cuisine du restaurant.

— Mmmprès'midi, avait maugréé Edgar.

Impressionné d'avoir obtenu pour une fois une réponse intelligible, le jeune apprenti était resté planté là un moment, souriant, les doigts croisés au sommet de son balai. Il observa le chapeau gris filer comme un aileron de requin à travers la foule. En fait, non, ce n’était pas un requin. À bien y réfléchir Edgar c'était plutôt un grand, un très grand brise-glace. Un antique brise-glace coiffé d'un Trilby et qui ignorait ce qui se passe sous sa ligne de flottaison : Le vacarme compact des icebergs qui s'entrechoquaient autour de lui ; le reflux des avions dans le ciel clair ; la voix d'un chanteur de rue. Tout cela n'était qu'un flot diffus d'informations. Rien d'important donc, puisque son monde à lui se trouvait en dessous de la surface visible, en dessous du costume en tweed gris. Plus loin sous l'ovale de son chapeau, à l'intérieur de son crâne et caché derrière son visage fin, derrière le rideau gris piqué d'échardes vertes de ses yeux ; les quatre-vingt-dix pour cent de sa vie s'y déroulaient. 


Edgar à ce moment précis ne voyait rien d'autre que Hyde Park. Du calme et de la verdure dans un coin isolé. Toute son attention était focalisée sur ce but. Le bruit de la ville n'était qu'un ronronnement paisible. Même la fumée bleuâtre du gasoil, son odeur tenace et doucereuse, tout disparaissait. Quand une sirène hurlait un peu trop fort et le ramenait sur le rivage, la réalité lui sautait aux yeux. Les panneaux publicitaires l'exhortaient vainement à coups de "Mange moi !", "Bois moi !", "Sois beau !", "Sois différent ! Mais fais comme tout le monde !".

Il oscillait un instant comme pris d'un vertige, puis replongeait dans son étrange méditation


"Patience" disait une petite voix à l'arrière de son crâne.


Dans l'espace intime entre son bras et son torse, il berçait trois livres : un roman d'horreur à la couverture noire et fine en format de poche, une fiction historique soigneusement drapée dans un cuir bleu et un petit manuel contenant quelques clichés des plus prestigieuses Ford Mustang. Lovées contre lui, les tranches des couvertures creusaient son flanc et l'intérieur de son coude. Les histoires inexplorées bruissaient en secret.


Et puis, enfin ! Au détour d'une énième muraille de briques rouges :  Hyde Park !


Il ne lui fallut que quelques secondes pour décider d'un chemin bien précis, il le connaissait déjà par cœur. Au bout de la route il trouva un banc en bois sombre couvert d'un verni mat, un châtaigner immense aux feuilles placides dans la brise de juin, des fleurs de soleil sur le sol vert.


Il posa son chapeau sur le coin du dossier, inspecta le siège et s'installa confortablement. Il ouvrit le le  Il ne leva pas la tête une seule seconde. Il ne vit pas défiler devant lui celle qui était selon les jardiniers du parc "la plus belle fille du quartier", il ne vit pas ce but magnifique inscrit dans les arrêts de jeu ; la balle frôlant le poteau droit constitué d'un simple sac à dos rouge et noir ; il n'entendit pas les cris de joie des vainqueurs, pas plus qu'il ne vit ces deux parents en venir presque aux mains, pour mettre fin à ce que leurs enfants avaient visiblement commencé. Et il ne vit pas non plus, à une vingtaine de mètres derrière lui, cet homme assis sur un autre banc et qui jetait de temps en temps un coup d’œil dans sa direction. Il était environ sept heures trente quand la lumière commença à se faire discrète. Il se leva alors d'un seul mouvement souple. Sans s'aider de ses mains. Il remit son chapeau et le moteur en marche, en avant toute.

Comme tout gentleman qui se respecte, Edgar avait tout un tas d'habitudes. De bonnes habitudes : prendre les mêmes routes, aller dans les mêmes cafés aux heures creuses - pour des moments de lecture volés en douce - commander toujours le même whisky, aller dans les mêmes restaurants où les serveurs n'étaient ni exagérément affables, ni incompétents, ce que son échelle de valeurs rendait extrêmement dur à trouver. Il quitta donc le parc à grandes enjambées, comme de coutume, par la sortie sud pour rallier Knightsbridge. Il allait y prendre, comme tous les jours, le bus qui le conduirai chez lui plus à l'ouest. 

Mais rien ne se passa comme prévu. Parfois l'univers vous colle des bâtons dans les roues et peu importe la force avec laquelle vous vous débattez, rien ne semble pouvoir freiner votre chute. Quand il repenserai dans ses vieux jours au moment où tout avait basculé, il dirai très clairement : "C'était ce satané bus !".

Lorsqu'il arriva à Knightsbridge il n'en trouva pas un seul ralliant le quartier de Portland Road. La route de Kensington toute entière avait été bloquée pour un quelconque défilé annuel sans aucun intérêt. Les doigts crispés sur ses livres il maugréait en lui même. Comment avait-il pu se laisser piéger de la sorte, lui qui était si prévoyant ?

Évidemment la pluie s'était mise à grésiller sur le toit des voitures. Évidemment il n'avait pas de pris de parapluie.


Il se mit à regretter amèrement d'avoir choisi de marcher au lieu de conduire ce matin. En redressant le col de son veston il pensa à sa petite Spitfire verte bouteille qui dormait sagement, au sec, dans un garage de l'autre coté de la ville. Qu'est-ce qu'il n'aurait pas donné pour profiter du joli cliquetis métallique depuis l'intérieur confortable de sa propre voiture. Au bout de plusieurs minutes d'errance sous une pluie pénétrante il finit par trouver un bus bondé qui allait dans la bonne direction.


La mâchoire verrouillée, agrippé à l'un de ses livres, il s'efforça de s'évader, coincé entre une poussette et le sac à dos d'un touriste allemand. Un sac énorme recouvert d'autocollants bariolés. C'était de loin le sac à dos le plus imposant et le plus offensant visuellement qu'il lui avait été donné de voir. Au nom du ciel ! Comment pouvait-on oser porter un sac à dos pareil !?


Sa lecture silencieuse finit par éteindre complètement le monde autour de lui et il ne releva la tête que lorsque le sac multicolore et multilingue s'extirpa du bus, emmenant avec lui la moitié des gens qui étaient sur son passage. Et là, Edgar sentit poindre un malaise inhabituel. Il frotta nerveusement la buée sur la fenêtre. C'était bien ça, il avait dépassé son arrêt de plusieurs stations. Un frisson de lassitude grouilla dans son estomac vide. Exaspéré il finit par décider de rentrer à pied sous le grain qui faiblissait de loin en loin.

Il descendit à l'arrêt suivant dans une zone résidentielle déserte et s'élança d'un pas rageur sous la pluie... et s'arrêta net. Son esprit avait perçu quelque chose, avant même que ses yeux ne le traduise réellement. Il recula de deux pas et la vapeur de son souffle dessina des volutes frileuses. Sous l'abri du bus, déposé sur un banc d'aluminium usé, sous la lumière poisseuse d'un néon sale, reposait paisiblement un livre à la couverture rouge.

Edgar savait reconnaître un beau livre.

Et ce livre était d'une beauté toute particulière. A la simple vue de sa couverture il savait que le contenu était précieux. Que l'histoire était profonde. Que le temps qu'il prendrait pour le lire ne serait jamais compté sur le visage des horloges.

Il resta un instant sans bouger, pendant que les phares du bus à impériales s'en allèrent éclabousser plus loin les petites maisons blotties les unes contre les autres. Il saisit le livre et ses lèvres s'entrouvrirent pour laisser glisser un très approprié « Mon dieu » comme s'il venait d'avouer sa foi à quelque pages enserrées dans un cuir maroquin vieux de plusieurs centaines d'années. Car c'était exactement ce dont il était question. Ce qu'il tenait dans ses mains fébriles était un exemplaire d'Alice aux pays des Merveilles datant de 1865. Pas la soit disant version originale de 1866, non. La véritable première édition. Celle que l'auteur, Lewis Caroll, et l'illustrateur, John Tenniel, avaient fait rééditer un an plus tard car il n'étaient pas satisfait de la qualité de l'impression de cette version.

Ce bouquin était absolument inestimable et n'avait strictement rien à faire sur un banc, sous un abri bus, en pleine nuit, sous la pluie !

BON SANG ! LA PLUIE ! Edgar saisit le livre et le couvrit immédiatement sous un pan de son veston noir où il rejoignit les trois autres qui s'y étaient déjà réfugiés. Puis il réalisa que le propriétaire était peut être encore dans le coin. Un tour à gauche, un tour à droite. Rien. Pas un chat.

La ville respirait faiblement au rythme des voitures sur les routes détrempées.

Si quelqu'un avait oublié ce livre ici, il méritait de mourir dans d'atroces souffrances se dit-il. On n'abandonne pas la plus belle fille du bal au milieu de la nuit sous un abri bus sordide ! C'était intolérable. Peu importe qui...
...Ses pensées se heurtèrent à une habitude. La sienne c'était d'écrire son nom à l'envers de la couverture, ainsi que son adresse. Cette précaution s'était toujours avérée inutile mais il l'avait néanmoins conservé cette manie. Il sortit rapidement le livre de son veston puis l'inspecta de long en large, intérieur de la couverture, extérieur, plis cachés, rien. Mais alors qu'il ouvrait le livre, une carte apparût, comme une sorte de petit carré blanc sortit comme de nulle part pour donner un début d'indice. Il remit le livre à l'abri sous son veston et inspecta la carte.

Il était écrit en belles lettres gothiques:

"Emprunté à la Bibliothèque du Phoenix"

Puis plus loin.

"Les mots que l'on saisit ne sont jamais rendus à la futilité du temps qui passe"

Cette deuxième phrase le laissa songeur un instant. A l'arrière de la petite carte apparaissait une adresse : 161 Lancaster Road. Cette carte d'emprunt ressemblait plus à une carte d'invitation qu'autre chose... 

Il n'y avait pas la date de l'emprunt, ni le nom de l'emprunteur. Bon dieu il n'y avait même pas d'espace réservé pour y écrire quoi que ce soit d'autre. Il se figura un instant une espèce de magasin fantasque spécialisé dans des livres anciens. Un endroit sans doute fréquenté uniquement par de riches bourgeois, tenu par une succube aux cheveux noirs serpentant sur un décolleté aérien.


"Oh ramenez le quand vous voudrez, vous êtes un habitué de la maison" leur disait-elle sans doute en  glissant cette petite carte subtilement dans leur poche de coeur, les yeux dans les yeux elle ajoutait en susurrant "Nous vous faisons... entièrement confiance"


Edgar secoua la tête, un rire gêné suspendu à ses lèvres fines. 

— C'est ridicule, sans doute une blague, marmonna-t-il.

Cette adresse, Lancaster Road... tout cela n'avait absolument aucun sens. C'était à deux pas d'ici. Et il savait pertinemment qu'il n'y avait aucune bibliothèque à cet endroit. Edgar connaissait quasiment par coeur toutes les principales bibliothèques de la ville. Aucune bibliothèque de Londres ne portait le titre pompeux de Phoenix. Aucune bibliothèque au monde ne louait des livres anciens dont le prix avoisinait facilement dix milles livres sterling. Aucune personne sensée ne pourrait croire un seul instant que cela existait. Il se mit à frissonner. Depuis quand les pluies de juin était-elles si froides ?

Lancaster Road... c'était à deux pas d'ici.

Même si la carte de visite était fausse, un minuscule détour, il en aurai le coeur net. Il ne pouvait pas laisser ce livre à la merci de la pluie. Ses doigts se serrèrent plus fort sur la couverture en cuir pour s'assurer qu'il ne le laisserait pas tomber. Ou peut être sans se l'avouer, pour s'assurer qu'il n'était pas en train de rêver. Alors il se mit en route avec la certitude qu'une fois sur place, il ne trouverai rien de plus qu'une série de petites maisons blanches sagement alignées.

Et pourtant la Bibliothèque du Phoenix était bien là.



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[Passage à réécrire]


Edgar était né précoce et en bonne santé. Oui, il était toujours comme ça Edgar... un peu trop pressé de connaître la vie. Rien ne venait assez tôt vers lui.


Il marchait à six mois, savait presque lire à quatre ans, se brûlait parfois quand le porridge était trop chaud et avait toujours, toujours une question sur le bout des lèvres. Dans les feuilles glacées aux couleurs vives des livres d'enfant, ses doigts parcouraient les lettres noires. Et il posait toutes sortes de questions. "Comment ils tiennent là haut, les nuages ?", "Comment ils font les poissons, pour respirer dans l'eau ?", "Comment ça marche, le vent ?", "Pourquoi est-ce qu'on rêve ?", "Si je prie assez fort est-ce que grand-père m'entendra ?"


Dans la rue les enseignes des magasins étaient des jeux de pistes, les panneaux de signalisation des énigmes à déchiffrer. Les lettres s'assemblaient comme des silhouettes silencieuses, puis prenaient vie dans son esprit, de plus en plus vite.


"Pourquoi le monsieur il a pas de maison ?"


"C'est quoi une prostituée ?"


Parfois on ne répondait pas à ses questions.

Edgar était le fils d'un armateur américain et d'une auteure de livres pour enfants islandaise. Après sa naissance, Mrs Stewardson avait souffert d'une longue maladie au terme de laquelle les médecins avaient platement annoncé qu'elle n'aurait jamais d'autre enfant. Les époux Stewardson avaient donc entouré Edgar de toute leur attention, inscrit aux meilleures écoles, lycées, universités. Leur fils unique était devenu le joyau de leur vie. Poli et brillant dans ses études il avait parcouru sa jeunesse comme une flèche traverse l'espace vide entre l'arc et son but: Vite et sans faire d'autre bruit que la joyeuse chanson du bois qui s'écarte en acceptant la présence soudaine du métal froid.

La seule période compliquée de son enfance fut l'école primaire. Un jour l'institutrice lui demanda de lire un texte. Il regarda la page quelques secondes. Puis il coucha le livre sur le bureau devant lui pages contre terre et se mit à réciter. La grande chouette aux lunettes d'écailles le tança et lui fit remarquer qu'il était malpoli de se donner des airs plus intelligents que ses autres camarades.

— Depuis quand as-tu appris ce texte ? Persifla la vieille ébouriffée.
— Madame je l'ai lu là ! Juste là... répondit simplement Edgar.
— Menteur ! Tu l'avais appris par cœur ! dit-t-elle d'une voix aigrelette, il n'y a pas de place pour les petits menteurs arrogants dans ma classe, prenez la porte Stewardson !
— Je mens pas ! J'mens pas madame ! Je l'ai lu maintenant ! Protesta-t-il avec toute la véhémence que son petit uniforme et sa voix alors fluette lui accordait.
— Assez ! Assez ! Hooors de ma classe tout de suiiiiiiiiite ! Cria-t-elle, sa voix se perdant dans des aigus inaudibles.

Un court instant il chercha dans les yeux des autres élèves un soutien, une once de compassion, mais il n'y avait dans leur regard que la crainte de la petite souris face au prédateur.

La chaleur qui serrait sa tête brouilla les contours de la salle de classe. Quelque part un élève mâchait nerveusement la pointe de son stylo. Edgar quitta la classe. Le silence ponctué du seul chuintement triste de ses chaussures. Seul dehors il fut confronté à son pire ennemi : l'ennui, matérialisé en un immense couloir blanchâtre au plafond trop haut et au sol couvert d'un damier banal.

Depuis ce jour et après un rendez-vous glacial entre le directeur et ses parents, Edgar apprit à ne plus être trop différent de la masse fourmillante des petits écoliers sans histoires. Mr & Mrs Stewardson avaient beau aimer leur fils, ils étaient avant tout des gens humbles et respectueux de l'ordre établi. Convaincus d'avoir choisi la meilleure école, ils firent tout leur possible pour que leur fils s'intègre.

Edgar rentra dans le rang.

Il réalisa pourtant assez vite qu'il était condamné à marcher silencieusement dans un monde qui ne serait jamais à la hauteur de sa curiosité, car malgré ses efforts pour rester invisible les autres élèves épiaient ses faits et gestes. Ses notes presque toujours parfaites suscitaient la convoitise.

Quand les enfants lui demandaient son truc, parce qu'il y avait bien un truc qu'il voulait pas balancer, il expliquait simplement qu'il travaillait tout le temps, qu'il ne s'amusait jamais. Le fossé entre lui et les gosses de riches se remplit lentement de reproches silencieux. Aux humiliations succédèrent les moqueries et les coups vinrent après les menaces, mais rien ne fût jamais plus douloureux que la déception continuelle dont ils étaient la source. Leur médiocrité crasseuse. Leurs coups bas prévisibles qu'il ne cherchait même plus à esquiver. Ce n'était là qu'un avant goût de la vie solitaire vers laquelle il s'avançait. Ils étaient eux aussi l'ennui, le damier banal constitué de petits uniformes d'écoliers. Parfois le soir en s'endormant dans les pages d'un livres qui décrivait toutes les religions existantes, il se demandait ce qu'il avait bien pu faire aux dieux, s'ils existaient, pour mériter ça.

Après l'école primaire, Edgar devint un jeune homme calme et discret.

Ses seules véritables amitiés naissaient entre les pages des livres. Des livres grands comme des cités repliées sur elle mêmes. Grands comme des mondes secrets cachés parmi le bruit de fond de l'univers. Des livres tellement immenses et tellement lourds qu'ils formaient toute la matière dont il était constitué. Edgar mangeait des livres au petit déjeuner, lisait le journal dans le train, avalait pendant sa pause un magazine de mode sur le coin d'un bar au bois élimé, se perdait dans les pages d'une fiction dans le train du retour et partait dormir avec un Proust dont il affectionnait particulièrement le rythme lancinant pour s'endormir et rêver.


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Vue de l'extérieur c'était juste une petite maison banale. À l'intérieur, pris dans une fenêtre en ogive aux huisseries blanches, un rideau diffusait le halo orangé qu'une petite lampe lui offrait. Des grilles noires brillantes aux pointes dorées griffaient les murs en silence. Rien ne bougeait, et la porte noire le toisait de toute son épaisseur.

Ce n'était pas une porte c'était un portail.


Il scruta les alentours avec précaution, plongeant ses yeux dans le tissu de la nuit aussi loin qu'il pouvait. Les résidences étroites qui encadraient la bibliothèque faisaient de leur mieux pour rendre la scène réelle. Mais rien, rien n'était à sa place. Cette porte ne pouvait pas avoir été posée là. Une porte aussi immense ? Aucune chance. C'était invraisemblable. Et quelle était cette matière ? Du marbre, ou du gypse, du mica, de la pyrite ? Peut-être un mélange de tout cela. Cinq marches irrégulières et usées en leur centre menaient à la porte. Puis quatre, il n'avait rien à faire ici. Trois, c'était sans doute une mauvaise blague. Deux, de toutes façons cette porte est bien trop lourde pour... Un.


Il regarda sa main saisir le heurtoir que le Phoenix tenait fermement entre ses serres. Si son esprit n'avait pas, à cet instant, encore été accroché à la réalité, comme une brindille dans la tempête s'accroche tant bien que mal à la terre ferme, il aurait juré avoir vu les plumes finement gravées dans la pierre frémir alors que ses doigts glissaient dans le cercle mordoré.


— Mais non ! Mais entrez à la fin !


Il sursauta en avalant l'air tellement rapidement qu'il sentit sa pomme d'Adam frotter contre le noeud de sa cravate. La voix à l'intérieur avait ordonné si bien qu'il poussa simplement la porte, sans réfléchir à ce qui l'attendait au delà. Le battant gigantesque coulissa plus facilement que la fine porte de verre de la boulangerie du coin. Edgar n'eût pas le temps de se demander comment la voix avait pu lui parvenir si clairement, ou comment son propriétaire avait pu l'observer à travers un battant en pierre de plusieurs dizaines de centimètres d'épaisseur.


Une paire de lunettes trop grandes, dont une des branches était recousue en urgence à coups de fils de fer, cachaient un bibliothécaire à la peau froissée. D'un geste mécanique le vieillard écarta un instant les deux hublots boursouflés qui masquaient son visage et jeta un bref coup d’œil à Edgar avant de replonger dans le livre qu'il avait devant lui, pages déployées sur un simple pupitre, au milieu d'une bibliothèque parfaitement normale. Mais étroite, limitée.


Une toute simple bibliothèque.


À quelques détails près. Deux chaises basses confortablement molletonnées attendaient des clients qui ne semblaient jamais venir. Près d'une table basse, un seau à parapluie cuivré orné de deux phœnix jetait des reflets doux sur la moquette verte. Le plafond était étrangement haut et les étagères, bourrées à bloc de livres visiblement récents, grimpaient sur les murs jusqu'à s'y écraser. La lumière était étouffée ici. Sur le rebord des fenêtres les petites lampes aux abats-jours en tissu rouge gaufré suffisaient tout juste à donner le change. Le lustre était l'objet le plus singulier et couvrait presque la totalité plafond. Des centaines de "fleurs à souhait"... Des milliers s'il avait pu compter. Chacune de ces boules de graines de pissenlit étaient collées contre une ampoule minuscule, la lueur diffuse glissait jusqu'au sol comme une poussière tangible. Edgar s'avança jusqu'au pupitre sans réaliser que l'immense porte noire coulissait de nouveau derrière lui, toujours avec une facilité déconcertante.



— Bonjour, j'ai bien cru que vous alliez passer trois heures sur le palier, bienvenue au Phoenix ! annonça le vieillard sans quitter des yeux son pupitre. Vous n'allez pas avoir le temps de voir grand chose... Nous fermons dans quatre heures.


Edgar leva un sourcil intrigué bientôt rejoint par un autre. Quatre heures pour cinq ou six malheureux rayonnages... Pour qui le prenait-il exactement ?


— Vous fermez après... Minuit ? s'entendit-il dire, je pensais que... enfin il me semble étrange qu'une bibliothèque reste ouverte aussi tard. Le temps semblait se tordre dans l'esprit d'Edgar, il ne savait plus trop quelle heure il était mais il se rappelait bien de la nuit, du froid et de la pluie dehors. Ici il faisait à peine tiède.


Le mot "étrange" attira l'attention du vieil homme. Les lunettes coulissèrent sur son nez aquilin et vinrent se balancer comme un lourd pendentif contre la flanelle pourpre de sa chemise. Il retroussa les manches de son gilet beige à larges mailles et passa Edgar en revue de la tête au pied.


— Je vois. Première fois ici. Je vais vous laisser visiter l'antichambre pendant que je m'assure que tout est en ordre de l'autre côté. Essayez de ne pas trop déranger les livres.


Avant même qu'Edgar ait pu poser d'autres questions le bibliothécaire disparut derrière un rideau vert. En rentrant il n'avait même pas remarqué la présence de ce grand drap de velours qui se mélangeait avec la couleur de la moquette. Il n'y avait personne. Pas un bruit. Edgar était épuisé par cette ultime péripétie et les fauteuils qui patientaient là semblaient être le havre idéal pour reprendre ses esprits. À mi-chemin entre le pupitre et son repos bien mérité, il se rappela qu'il avait sur lui trois livres, et un trésor de littérature ancienne qui venait de prendre l'humidité. Il déposa soigneusement sa cargaison sur la table basse et nota au passage les fines décorations enroulées sur les rebords du plateau. Une belle imitation de mobilier bourgeois du milieu de seizième siècle. Les sièges étaient de même facture, et semblaient neufs. À vrai dire dans cette pièce rien ne portait de trace d'usure. Tout était parfait. Tellement parfait qu'il en avait mal aux yeux. La moquette ne portait que les empreintes régulières de ses pas mouillés. Aucune tâche, aucune griffure. Le bruit spongieux d'une voiture venait parfois briser le silence depuis l'extérieur. Sans cela, il se serait crû transporté dans une autre dimension, changé en poupée de cire dans une maison témoin. Ou prisonnier à jamais d'un diorama minuscule dans une boîte à chaussure...



— Ah je vois que vous avez retrouvé un de nos Alice !


Pomme d'Adam contre cravate épisode deux. Cette fois Edgar laissa presque échapper le même cri aspiré que l'on pousse quand on percute un corps dans l'obscurité alors qu'on se croyait seul.


— Pardon je ne voulais pas vous faire peur, s'excusa le vieil homme de retour derrière son pupitre, nous allons vous enregistrer comme lecteur avant toute chose, dit-il en fouillant un tiroir.

— Ce n'est rien, ce n'est rien, balbutia Edgar, ses longs doigts creusant des sillons dans ses cheveux courts. Je ne vais pas m'attarder, et il se leva pour afficher son intention. Il faut que je rentre j'ai simplement trouvé ce livre et il y avait cette carte et je me suis dit que vous étiez peut être ouvert et je n'aurais jamais pensé un seul instant...

Edgar marqua une courte pause. Le flot de ses paroles avait soulevé en lui une question de plus, comment ce livre ancien pouvait-il appartenir à une bibliothèque aussi modeste ?


La réponse était sans doute derrière le rideau.


— Depuis combien de temps êtes vous installés ici ? demanda-t-il à haute voix presque pour lui même.

— Nous avons toujours été ici mon cher ami, dit le bibliothécaire religieusement affable.
— Je connais presque toutes les bibliothèques de Londres, je suis extrêmement surpris de ne jamais avoir entendu parler de vous, et je suis encore plus étonné que vous ayez accès à de tels livres, acheva Edgar, tendant Alice par dessus le pupitre avec une certaine amertume.
— Étonné vous dites ?
— Oui ! C'est stupéfiant, ce n'est pas dans mes habitudes de manquer quelque chose d'aussi... Il se tourna légèrement vers la porte d'entrée noire qui écrasait le mur derrière eux... d'aussi énorme.
— Hoho ! Stupéfait ? Bien bien... c'est parfait. Pourriez vous prendre cette carte s'il vous plait ?
— Je n'ai pas le temps vous dis-je, il faut que je rentre j'ai...

La carte de lecteur blanche aux contours dorés était déjà dans sa main. En filigrane le Phoenix déployait ses ailes de la même manière que l'espèce de frontispice de la porte. Les doigts d'Edgar frissonnèrent légèrement. Ses yeux se fermèrent jusqu'à ne laisser qu'une ouverture étroite, puis se rouvrirent en accueillant la stupeur qui crispa ses mains sur le petit bout de carton velouté.


Des lettres, des mots, des ponctuations coulaient et glissaient sur sa peau. Comme de l'encre suintant de ses veines. Des lettres fines et d'un noir absolu, accompagnées de ci de là par quelques majuscules. Elles s'enroulèrent délicatement sur ses doigts, puis vinrent s'installer bien sagement sur la carte dans l'envergure iridescente de l'oiseau immortel.



"Edgar Stewardson 
Né le : 15/05/1946
Inscrit le 8/06/1995 
18 Portland Road W11 4LA 
London"


— Bien voilà qui est mieux. Au fait, je m'appelle Clark. Ses lèvres souriaient presque entre chaque lettre.

— Est-ce que c'est un tour ? demanda Edgar sans la moindre parcelle d'étonnement dans la voix.
— Est-ce que vous êtes toujours étonné ? Surpris ? Stupéfait ?
— Non je me sens calme, dit-il simplement comme s'il en avait toujours été ainsi.
— Alors c'est que vous avez payé.
— Payé ? Mais je ne vous ai rien donné.
— Oh mais si, mais si, rassura Clark, tout sourire, en saisissant la carte de lecteur. Avec de l'émotion mon cher. D'habitude c'est plutôt de la crainte ou de l'appréhension, j'ai même eu de la terreur une fois mais vous ! Ah vous ! Vous êtes du bon côté de la roue mon cher ami !

Il était peut être du bon côté de la roue, se dit Edgar, mais il ne se sentait pas spécialement en sécurité non plus après avoir entendu les mots crainte et terreur. Ce diable de bibliothécaire ne devait pas être doué d'un très bon sens des affaires. Ou alors peut être était-il si bon qu'il pouvait se permettre de balancer des atrocités verbales sans se soucier de l'effet sur ses clients, peut être arrivait-il toujours à ses fins, quoiqu'il arrive ?


— Allez, suivez le guide, annonça Clark en soulevant le rideau d'une main tremblante dont les veines bleues vertes saillaient comme des filons de malachite incrustés dans sa chair.

— Alors ici c'est quoi au juste ? Un petit salon de thé c'est ça ? La vraie bibliothèque est derrière dans la petite cour intérieure ? Comment vous gérer l'hygrométrie ça doit être une vraie plaie l'hiver !?
— Vous posez toujours autant de questions ou bien vous avez fait une liste juste avant de venir ? ricana Clark gentiment.

Edgar se renfrogna un peu puis secoua la tête en souriant pour lui même.


Ils s'engagèrent dans le couloir. Un passage étroit, anormalement étroit, étouffant. Un mince filet de lumière chaude à l'autre bout donnait un espoir de sortie. Les murs étaient nus et froids. Le souffle de leur passage laissait indifférent les petites lampes à huile disposées à intervalles régulier. Edgar suivit en silence et chaque pas lui demandait "Mais bordel de merde que fais-tu là ?" Il voulait savoir. Voilà ce qu'il faisait là. Savoir c'était tout pour lui. La stupeur et l'étonnement qu'il ressentait plus tôt ne traduisait que cette soif inexorable d'inconnu confrontée à la plus excitante des découvertes. Alors il avança, convaincu que tout pouvait désormais arriver. Il n'en ressortirait que plus fort.


Quand le passage étroit déboucha finalement sur un parapet surplombant une salle plus grande qu'un choeur de cathédrale. Edgar oublia pourquoi il était venu. Tout son être se tendit comme un arc. La surprise, l'étonnement n'existait plus, cette partie de ses émotions semblait anesthésiée. Il ne ressentait plus que l'envie de découvrir.


 Une rambarde en fer forgé s'accrochait vaillamment à l'escalier qu'elle gardait. Clark ouvrit la voie avec une légèreté qui contredisait son âge apparent. La vivacité et l'entrain de ce petit bibliothécaire étaient rafraîchissants. Pendant la descente Edgar laissa sa main gauche glisser en rappel sur le fer rassurant. Son regard balaya l'immensité de la salle, il se mit à estimer le nombre de livres, il abandonna rapidement quelque part après une vingtaine de milliers. Des étagères s'enlaçaient autour des colonnes gigantesques qui soutenaient le plafond. Chaque mur était garni de plusieurs plateformes métalliques aux rivets saillants. Des escaliers en colimaçons perçaient chaque extrémité. Il compta neuf niveau chacun espacés d'un peu plus de deux mètres la salle dépassait donc les trente mètres de hauteur en comptant le plafonnier qui couvrait de toute sa rondeur le ciel de ce lieu sacré. Ce paradis originel. Une forêt de livres sous un ciel noir comme la première nuit de la première terre.


Leurs pieds touchèrent finalement le sol puis ils traversèrent la pièce, Clark toujours devant, Edgar les bras croisés suivant prudemment. Arrivé près du centre de la pièce Edgar s'arrêta et laissa Clark continuer jusqu'au bureau circulaire placé exactement au milieu de la salle. Le vieil homme souleva un battant amovible et s'installa sur un siège au velours aussi noir que le plafond étoilé.


Edgar restait en retrait les yeux perdus dans la direction d'une arche gigantesque qui perçait le mur en face de lui et débouchait vers une autre salle. Cette deuxième salle abritait autant d'étagères, de colonnes, d'escaliers. Cette deuxième salle abritait une deuxième arche, qui débouchait sur une troisième salle, qui abritait une troisième arche, qui débouchait sur une autre salle, puis une autre, une autre, une autre, et le tournis commença à saisir Edgar par les épaules. Sa main droite vint couvrir sa bouche et comme la stupeur n'était plus disponible il commença à ressentir une joie féroce et sans limite.


Une fois qu'il eut rejoint Clark il demanda simplement:


— Où sommes nous ?

— Vous êtes un homme brillant Edgar, d'après vous, où sommes nous ?
— Pas à Londres. Pas en Angleterre.
— Vous avez presque raison, disons que c'est à la fois l'Angleterre mais que le temps est un peu... Clark hésita sur le choix du mot comme s'il passait en revue une liste invisible et finit par sélectionner, "décalé".
— Le lapin blanc, susurra Edgar rêveur en songeant au livre qu'il avait trouvé.
— Oui c'était un peu gros, je l'avoue, mais un bon classique vaut bien dix milles détours.
— Combien de salles ?
— Je vais être très honnête avec vous, je n'en ai pas la moindre idée.
—  Tout à l'heure Vous avez dit qu'il me restait quatre heures, mais quatre heures dehors ? Combien de temps par rapport à ... ici ?
— Je vois que vous réfléchissez dans la bonne direction. Cet espace a un poids limité, sa substance, son existence, ne provoquent qu'une très légère courbure de la toile de l'espace temps. Je pense que cela vous laisse quelques semaines. Vous avez tout ce qu'il faut dans la salle suivante pour survivre confortablement.
— Et qu'est-ce que je peux m'attendre à trouver ici ?

Clark se fendit d'un sourire carnassier comme s'il attendait cette question depuis le début.


— Tout, Edgar. Absolument tout. Tout ce que l'humanité à rédigé au cours de son existence.


Il marqua une pause et balaya de sa main fragile tout l'horizon puis reprit.


— Les lettres de vos amis, la copie originale des accords de Yalta, les correspondances entre Marilyn et Kennedy, les petits mots d'amour que votre concierge a glissé dans votre boîte aux lettres, les carnets de Keats, les lettres de Molière à La Fontaine... Chaque morceau de papier que le moindre nègre à la solde de Shakespeare a griffonné pour lui, leurs noms et les premiers noms des premiers hommes qui se donnèrent un nom et le gravèrent sur le manche d'une lance à la pointe de silex... Ces signes, que nous avons tous oubliés. Les formules magiques qui ont valu le bûcher à des milliers de sorcières. Les codes des armes nucléaires de tous les pays... tout Edgar. Ici, vous trouverez absolument tout.


Mains croisées derrière la nuque, Edgar essaya de voir aussi loin que possible dans la succession d'arches. Il ne réussit pas à dépasser la cinquième salle.