dimanche 26 avril 2015

NIELLO




"Ce n'est pas une compétition, mais je gagne."
Jeenfirn.







Niello possédait une clef. Elle ouvrait un casier où quelques objets de l'ancien monde s'entassaient. Un paquet de cartes dont personne ne connaissait les règles, une série de petits cubes marqués de lettres colorées, des figurines d'animaux qu'il n'avait jamais vus de ses yeux, une plaque transparente gravée où l'on voyait une famille qui n'était pas la sienne.

Comme la plupart des enfants nés dans le ghetto, Niello n'avait pas de nom de famille. Un nom de famille est un luxe accordé à ceux qui se permettent de vivre sans s'inquiéter de ce qu'ils vont boire ou manger le soir même. Niello était un apprenti recycleur. Sa famille c'était le vieux cerbère du dortoir et la petite troupe des "éraflés": Gamins ramassés dans la rue, orphelins, marmots trop rachitiques pour être utiles et que les parents vendaient dans l'espoir d'acheter une place au coeur du Solarium.

C'est là, près des piliers de la ville suspendue au dessus de Lonis que les recycleurs avaient trouvé Niello. Livré à lui même. Et bon sang quelle trouvaille ! De leur propre aveu, au cœur des amas de ferrailles et de gravats il était le meilleur. Il ne se blessait quasiment jamais, ce satané morveux ! Il glissait dans les galeries comme une goutte de pluie sur une vitre crasseuse, collectant au passage la poussière. Il ramenait toujours de ses expéditions les objets les plus intéressants. Il sentait les coups comme personne, c'était presque comme s'il savait. Bien sûr il avait quelques cicatrices mais rien comparé aux autres gosses qui dans les ruines rampaient et revenaient avec pour seul butin des coudes et des genoux parfois usés jusqu'à l'os.

Niello était né sous une aurore boréale blanche, un soir de janvier. Il en était sûr car chaque soir, le même voile coloré venait secouer le ciel. Et chaque soir dans un murmure caractéristique et presque inaudible, les lames gigantesques qui tranchaient la toile de la nuit oscillaient dans des nuances allant du rouge au vert. Mais jamais de blanc. Ce n'était pas son aurore boréale qui envahissait le ciel.

Et ce ciel n'était pas le sien.

Tout ce qui était à lui, c'était sa clef, son casier, et la certitude qu'un jour quelque chose de bien lui arriverait.





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Qui frappe contre la porte ?

On ne se pose jamais la question avant d'ouvrir. Quelqu'un frappe : il faut ouvrir. C'est un réflexe naturel, le bruit attire notre attention, notre curiosité intime l'ordre et dirige la main vers la poignée. On sait toujours qui est derrière la porte, on sait que l'on découvrira le visage familier d'un ami, d'un proche ou d'une personne avec qui l'on a rendez-vous.

Mais dans une forêt ou personne n'a mis les pieds depuis plus d'un demi siècle... qui frappe contre la porte ? Non, il n'y a pas de porte dans une forêt. C'est bien ça le problème.

S'il y en avait une au moins Niello pourrait refuser d'ouvrir. Mais au milieu du dédale des arbres, chaque espace entre les troncs immenses n'est qu'une porte grande ouverte de plus. Les coups résonnent toutes les nuits. Et il ne peut qu'espérer. Car pour être exact il n'est pas tout à fait seul.

Il est seulement perdu.

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Tout avait commencé il y a des mois, quand il s'était réveillé le nez dans la poussière. Rien d'affreusement inhabituel, la poussière, dans le ghetto, tout le monde y faisait son lit...
...mais moins habituel était le crépitement intense au bout de ses doigts. Cette sensation que quelque chose (quelqu'un ?) lui picorait la peau. Redressé sur un coude dans la brume de son sommeil et à travers le sable de ses yeux, il avait décidé que c'était un rêve. Il suffisait de se rendormir. Puis l'air s'était mis à grésiller comme si la foudre avait balayé la pièce. Sa première pensée avait été "Je vais mourir de faim toute la journée", juste avant que le dortoir soit avalé par les flammes.

Niello n'est qu'un petit garçon de treize ans.

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Quand il avait fallut quitter la ville, car il n'y était plus en sécurité, le conseil avait dépêché une unité de la milice du Solarium. Tout s'était passé dans l'urgence et sans cérémonie. Niello se souvient encore des bras inquiets serrés autour de ses épaules frêles. En sécurité il ne le serai plus jamais vraiment nulle part...  toutefois quand il y réfléchit, aujourd'hui, dans cette forêt, l'ennemi a la courtoisie de s'annoncer avant d'attaquer.

La troupe était lourdement armée, et Niello les avait numérotés de un à dix-huit. Dix-huit Lourdauds engoncés dans leur cabans réglementaires. Dans le camp de base la veille du départ, les Lourdauds avaient bourré leurs sacs avec tout ce qu'ils pouvaient ; du pain, de la viande séchée -une gourmandise rare- et de la mélasse de betterave ; tant et si bien que les coutures de leurs paquetages semblaient sur le point de vomir leur contenu. Pendant ce temps Niello avait passé l'après midi à se battre avec les armatures de métal recyclé de sa tente, de longues heures à monter démonter remonter encore et encore. Son sac, il l'avait rempli de vêtements chauds, de papier brun recyclé et de quelques tablettes nutritives.
Quand il avait fallu traverser la première ville morte, escalader les carcasses de machines étranges vidées de leur tripes par les derniers recycleurs qui avaient eu le courage de venir jusqu'ici, les Lourdauds avaient joué des coudes en pliant sous l'abondance de leur provisions. Niello, lui, grimpait courait sautait d'un cadavre métallique à l'autre avec des allures d'écureuil décharné. S'il avait apprit une chose durant sa courte vie, c'est que la misère rend léger.
Plus tard quand les rayons du soleil avaient glissé sous la canopée au loin, les Lourdauds avaient tous passé trois heures à monter leur tente. Et pour la moitié de celles qui ne s'étaient pas déjà envolées avec le vent, elles s'étaient réveillées le matin remplies d'un Lourdaud détrempé par l'humidité de la nuit. Seul à l'écart du camp, sur un sol sec rocailleux et couvert d'un épais matelas d'aiguilles de sapin, Niello donnait des coups de dents pointilleux dans une tablette blanche.

Et plus tard encore, tandis que la lente procession transie de froid s'avançait dans les couloirs verdoyants du labyrinthe, Niello vagabondait naïvement à l'intérieur de la forêt, passait d'une cathédrale à une autre, ramassait un insecte avec précaution, observait les oiseaux et découvrait pour la première fois le bonheur de laisser glisser ses doigts dans l'emprise de la mousse qui couvrait presque tout.

Le jour suivant Niello marchait seul en tête et ne s'arrêtait que lorsqu'il ne voyait plus le premier de cordée, Lourdaud numéro sept, ou peut être était-ce numéro douze. L'équipée accablée de fatigue, mains sur les hanches, suivait maintenant le gamin bizarre que les membres du conseil leur avaient confié. Plus les jours avançaient, plus les Lourdauds avaient la nette impression qu'on s'était largement foutu de leur gueule et qu'on les avait mis sous la tutelle d'un gosse qui avait du mal à lacer ses chaussures et flottait dans le vêtement traditionnel des troupes de Lonis.


— Alors comme ça tu étais un apprenti recycleur hein ? soufflait péniblement le premier qui arrivait finalement à sa hauteur.
— Fous lui la paix Dusty, disait une voix rêche plus loin derrière.
— Ouais... fous lui la paix, crachait une autre sur un ton aigre, on voudrait pas qu'il s'enflamme le marmot."

Niello ne prêtait même pas attention à qui répondait, tout absorbé à refaire, pour la septième fois aujourd'hui, les lacets de ses bottes ; les sandales qu'il portait quand il n'était encore qu'un des éraflés du ghetto lui manquaient drôlement, mais il avait accepté de les troquer contre ces maudites godasses qui lui collaient des ampoules dès qu'on avait fait mention de toutes les bestioles qui rampaient dans les bois. Pour finir de se convaincre il s'était dit que ce n'était pas la peur qui le faisait changer d'avis mais simplement, il fallait être réaliste, certaines bestioles étaient obligatoirement dangereuses.

— Tiens prends ça, disait Dusty en lui tendant un paquet ficelé, tu vas pas tenir longtemps avec tes briques, c'est tout juste bon à se casser les dents. Dusty restait planté là avec un sourire satisfait comme s'il attendait quelque chose. Niello regardait le paquet et se contentait d'un hochement de tête appuyé. Visiblement déçu du résultat numéro treize avait tenté de garder un semblant de contenance avec un rire forcé, puis s'était éloigné l'air penaud.


— Je t'avais dit de lui foutre la paix...
— Ta gueule Flip.

Quelques secondes après avoir enfin terminé de nouer ses lacets artistiquement (un fil semblait toujours trop long et l'autre trop court c'était une véritable torture ces foutues bottes) Niello avait déballé la viande séchée et attaqué à pleine dents cette gourmandise inédite. Qui était ce Dusty déjà ? Ah oui. C'est celui qui parlait de cette voix douce mais qui se détachait des autres. Numéro treize avait un visage fin et, chose rare, encadré par des cheveux mi-longs. Il y avait quelque chose de lénifiant chez cette grande brindille qui paliait son apparente grace par une lenteur maladroite. Un lourdaud comme les autres au final. Et Flip ? Ah Flip c'était numéro 4. Flip avait la sale manie de cracher et postillonner dès qu'il parlait, et il parlait tout le temps, un vrai moulin, une éolienne à bavardage. Il commentait tout même quand il n'y avait aucune raison. "Oh et vous avez vu ce papillon, oh et c'est quand même fou ces rivières qui se sont formées en plein dans les vestiges des villes, ça fait quoi maintenant 30 ans qu'on les a abandonnées ?"

Ça faisait bien plus que ça, il y a 70 ans en fait, pensait Niello. Il y a tellement longtemps que les immeubles sont maintenant entièrement recouverts de végétation, les routes ont toutes accouché de carrés de pelouse grasse et moelleuse. Les tours les plus hautes des cités blanches se sont pliées, ont cassé sous leur propre poids ajouté à celui des lianes qui les ont enserrées amoureusement. La douce étreinte de la nature a pris à bras le corps toutes les cités, tous les villages. Quelques années encore et la civilisation humaine qui s'était construite autour d'une énergie illimitée serait bientôt un lointain souvenir.
Il suffisait qu'il s'arrête là. Qu'il s'allonge dans un carré d'herbe et qu'il n'accepte plus de marcher un pas de plus. Et tout se finirait calmement dans un silence vert tendre.


— Je comprends pas, disait Flip. Pourquoi est-ce qu'on est pas resté dans cette ville là ? Pourquoi les anciens sont tous partis, regardez ces tours, c'est immense, on avait tout pour être bien ici !Au lieu d'aller s'installer dans
— Espèce de crétin, sifflait froidement numéro 1. Si t'avais acheté des cours d'histoire au lieu de craquer tes créd's pour te payer des filles à la Sirène...
— Répète un peu ça Josep ?
— Quoi t'as du mal à entendre ?


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La cité d'écume... Lonis et ses remparts blancs.

Quand Niello y repense ça lui fait un peu comme si il avait faim, mais plutôt faim dans le coeur. Comme si l'air n'arrivait pas à remplir ses poumons entièrement. Il ne peut plus revenir à Lonis. Il n'aime pas raviver ce souvenir, ça lui fait des frissons dans le dos, des frissons pas agréables. La peau froissée comme du papier. Les paupières des recycleurs surpris dans leur sommeil avaient brûlé et disparu presque plus vite que leurs cheveux. Chaque fois il secoue ses pensées pour aller ailleurs mais les images s'enchaînent de façon implacable. Les images défilent toujours avec une précision cruelle. Le contenu des yeux qui devient vitreux et coule. La peau des lèvres qui s'enfuit et découvre un sourire lugubre. Le visage qui s'enflamme et perd son identité. Qui était cette torche humaine ? Il ne veut vraiment plus se rappeler. Il ne veut vraiment plus revenir.


"C'EST PAS MA FAUTE" qu'il leur hurlait. Tu parles. Tu crois qu'ils auraient écouté ? La rue n'écoute pas ses enfants. Là bas dans le ghetto la loi se fait à même le pavé. Les règles étaient simples. Tu casses tu payes. La petite maison avait brûlé. Des bras l'avaient saisit. On l'avait traîné de force. Ils voulaient le découper en morceaux, le pendre, peut être le jeter dans le feu. Les adultes savent jamais trop ce qu'ils veulent à vrai dire. Il avait beau se débattre, c'était juste pour faire bonne figure, prouver qu'il était pas méchant. Les méchants ont pas peur de mourir. Les couteaux froids avaient déjà entaillé légèrement sa peau et s'il ne pleurait pas c'était qu'il était trop occupé à être terrorisé...

Et puis elle s'était pointée. Elle était pas comme eux. Déjà on voyait tout de suite qu'elle mangeait à sa faim, elle n'avait pas les joues creusées. Ses yeux n'étaient pas enfoncés loin dans sa tête, elle n'avait pas le teint blanchâtre. Pas de vêtements débraillés, déchirés ou rapiécés ensemble pour constituer un semblant de veste. Elle n'avait pas la tête d'un recycleur. Il l'entrapercevait chaque fois qu'il était jeté ou traîné de droite à gauche entre les jambes du petit groupe agglutiné autour de lui.  Elle n'avait pas de matraque, ça n'était donc pas une milicienne, elle n'était pas armée.

Elle leur avait collé une de ces raclées.

Il revoit encore celui qu'elle avait envoyé valser comme un fétu de paille jusque sur le toit par dessus l'enseigne du "Bourdon Gris", là où tous les recycleurs et les fixeurs se donnaient rendez-vous pour échanger des trucs, des objets dont ils pouvaient récupérer les pièces pour réparer, reconstruire, recoller ensemble et donner une nouvelle vie à tout ce qui était devenu encore plus inutile que ça ne l'était déjà avant.
Ils avait tous semblé incapables ne serait-ce que de la frôler, leurs coups ne brassaient que du vent, désemparés comme des enfants qui courent après un cerf-volant qui s'est détaché. Niello restait à terre ébahi, des filets de sang coulaient sur son front tandis que son estomac faisait des acrobaties incertaines. La scène était irréelle, et la foule silencieuse en était presque amusée, des sourires se creusaient sur les visages séchés par la poussière, peut être parce que les lyncheurs étaient pour la plupart les caïds du coin, peut être que voir les tortionnaires goûter à leur propre loi était un exutoire. Ou peut être que tout ce qu'ils voulaient c'était voir du sang.

Ils étaient tous tombés mais il restait à se débarrasser de Yikes, ah lui c'était un coriace, une espèce de corbeau avec une tignasse en paillasson déplumé. "Retourne...krr chez krr ...l-les Ensoleillés p-p-p-pétasse !!! qu'il lui avait craché". Il avait son fusil en bandoulière. LE fusil, le seul du quartier. Le seul qui avait encore un brin d'energéia. Peut être qu'il en restait assez pour deux ou trois tirs. Et encore.
"Tu veux tirer sur un membre du conseil ?"
Niello s'était agrippé au grand cache poussière brun qu'elle portait et bientôt c'était sa main, la main douce d'une femme, qui serrait la sienne.
"On n-n'a ... pa-krr-pa-aaas besoin de t-t-t- ..."
— Tu fournis les serviettes avec la douche ?"
Yikes était devenu complètement hystérique et se frottait les paumes sur les joues frénétiquement de haut en bas comme s'il voulait s'arracher le visage. Il raclait des graviers dans sa gorge.

Puis brusquement, il s'était arrêté. Comme si quelque chose derrière les globes oculaires cernés de noir avait fait son chemin et éteint la lumière.

"Je vais te buter, avait-il lancé d'une voix très calme, de la même manière qu'il aurait fait son choix auprès d'une serveuse dans un bar.
— Réfléchis Yikes... avait-elle dit."
Il avait saisit le dos arrondi et lisse du fusil, mais le simple fait d'entendre son nom dans la bouche d'une étrangère avait eu l'effet d'un moustique qui serait venu lui tourner autour de la figure.
"Tu sais ce qui va se passer dans quelques secondes ? continuait-elle. Combien de fois tu t'es servi de cette arme ? elle le sermonnait comme un adolescent qu'on a surprit la main dans le caleçon après l'extinction des feux. Si jamais elle ne t'explose pas à la gueule, le recul va te la rentrer dans les dents tellement fort que tu boufferas liquide toute ta vie... Quoi ? Tu me crois pas ? Je connais bien ce genre de fusil. Je m’entraînais déjà avec quand tu te faisais encore torcher par ta mère."

Il y avait à présent une petite forêt de jambes dépareillées rassemblée tout autour d'eux. Niello, le visage enfoui dans le grand manteau brun se disait  "C'est foutu, c'est foutu... elle peut pas tous les envoyer sur le toit, ils sont trop nombreux..."


Il se souvient avoir pensé qu'il n'en sortirait pas vivant et pourtant la simple sensation de l'étoffe épaisse sur son visage l'avait apaisé. Dans le labyrinthe détrempé, prostré sous la pluie froide, la résurgence de cette sensation lui procure plus de chaleur que son caban et plus de réconfort que tout le pain et toute la mélasse du monde. S'il avait dû mourir abrité dans ce linceul brun, le dernier balbutiement de son coeur aurait été léger. Pour la première fois de sa courte vie d'apprenti recycleur, quelqu'un avait pris sa défense. Il n'était plus un outil dispensable. Une marionnette que l'on faisait descendre dans des galeries étriquées. Tout ce qui constituerai un jour l'homme qu'il allait devenir était né là, dans la fureur et les flammes. Le parfum sur la main de cette femme allait rester à jamais le sous titre du moment le plus heureux de sa vie. Puis il avait perdu connaissance.


La semaine suivante il s'était réveillé dans un endroit inconnu. Et chaque nouveau matin, chambre et couvertures luxueuses autour de lui, finies la poussière et la faim. Il était dans l'enceinte du Solarium. En sécurité. Mais l'angoisse se fout des barrières et des gardes. Personne ne vient te sauver sous ta peau. Tes cauchemars se foutent des boucliers, des serrures, des portes, de l'épaisseur des murs ou de la durée de ta convalescence.



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